In honor of the International Day of Francophonie, this interview is published first in French. An English translation is available here.
En l’honneur de la Journée internationale de la francophonie, la correspondante en chef de JURIST pour le Canada, Mélanie Cantin a eu le privilège d’interviewer le professeur François Larocque, professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa dans le programme de common law en français, où Mélanie est étudiante de deuxième année. La professeure Larocque occupe également le poste respecté au sein de l’université de la la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en droit et enjeux linguistiques, la première chaire de recherche au Canada “vouée à l’étude des droits linguistiques et au développement des normes qui les encadrent par l’entremise d’interventions stratégiques.”
Mélanie Cantin : Donc bonjour à tous, bienvenue. Mélanie Cantin, correspondante principale pour le Canada avec JURIST, je suis ici avec le professeur François Larocque de l’université d’Ottawa et on va parler aujourd’hui de la francophonie au Canada et du droit linguistique au Canada en l’honneur de la journée internationale de la francophonie. Donc, bonjour professeur Larocque, merci beaucoup d’être ici avec nous. Pouvez-vous commencer par nous parler un peu de qui vous êtes, de vos zones d’expertises, et du genre de travail que vous faites dans le domaine de la francophonie au Canada?
François Larocque : Avec plaisir et bonjour, merci de l’invitation. Alors je m’appelle François Larocque, je suis professeur titulaire à la faculté de droit section common law de l’université d’Ottawa, et plus spécifiquement, j’enseigne au cadre du programme de common law en français. Alors c’est un programme unique au monde comme vous le savez peut-être, il y a nous et Moncton qui enseignons la common law en français, et c’est à peu près tout.
Et en plus de mon travail comme professeur, je suis chercheur en droit linguistique, et je suis titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en droit et enjeux linguistiques, ce qui veut dire lorsque je ne suis pas en salle de classe en train d’enseigner des cours, je fais de la recherche sur la question des droits linguistiques, qui est une facette très importante du droit canadien, et c’est la branche du droit qui protège toutes les conditions sociales et publiques de la langue française et de la langue anglaise, donc les deux langues officielles du Canada, dans les institutions du pays.
Mélanie Cantin : Merci, donc pourriez-vous nous donner un bref résumé des droits dont bénéficient les minorités linguistiques du Canada selon notre Constitution?
François Larocque : C’est ça, alors, pour commencer à mettre la table, faut savoir que le Canada a deux langues officielles depuis 1969, il y a eu la Loi sur les langues officielles. En 1982, lorsque le Canada a rapatrié la Constitution, c’est-à-dire qu’on a ramené chez nous les moyens de modifier nous-mêmes notre propre Constitution sans passer par le Royaume-Uni, c’est à ce moment-là que le Canada a adopté la Charte canadienne des droits et libertés qui est une codification de 34 articles qui énumèrent et protègent les droits fondamentaux du Canada, les droits de la personne au Canada à l’échelle fédérale et aussi contre les provinces pour certains droits.
Bon, faut savoir que sur les 34 articles de la Charte, presque la moitié de ces articles-là portent sur les droits linguistiques, donc c’est une grosse partie de notre ordre constitutionnel quand on y pense. Alors, on garantit des articles 16 à 23 de la Charte plein de droits linguistiques. On reconnaît d’abord que le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada, et que en droit, en statut, et en privilèges, ces deux langues sont égales, il n’y a pas une hiérarchie. Juste parce que l’anglais est numériquement supérieur au Canada, il y a plus de personnes dont la langue première c’est l’anglais, ça veut pas dire que l’anglais est plus important. Au contraire, notre Constitution garantit l’égalité de droit, de statut, et de privilèges des deux langues.
Et ensuite, les articles subséquents, essentiellement, garantissent à chacun, qu’on soit français, anglais, ou qu’on parle le mandarin ou le grec, bref, on garantit à chacun au Canada le droit d’accéder aux institutions les plus importantes du pays dans la langue officielle de son choix, alors français ou anglais. Donc ça veut dire quoi? Donc, ça veut dire que le Parlement, évidemment, va adopter ses lois dans les deux langues. Ça veut dire que tout le monde a le droit d’employer le français ou l’anglais lorsqu’on interagit au Parlement ou avec les institutions d Parlement. Ça veut aussi dire qu’on a le droit de recevoir les services en français ou en anglais là où les nombres le justifient, ça veut dire qu’il y a des régions du pays où il n’y a pas d’anglophones donc tous les services fédéraux seront offerts en français et vice-versa dans les régions où il y a pas du tout de francophones et les services seront disponibles en anglais. Mais le principe général c’est que en communiquant avec le siège central du gouvernement, les ministères et les bureaux, et même dans les régions d’un océan a l’autre, on a le droit d’accéder aux services dans les deux langues du pays. Et enfin ça veut dire aussi qu’on a le droit d’accéder à la justice en français ou en anglais devant les tribunaux fédéraux ou encore les tribunaux qui sont régis par l’article 19 de la Charte, ce qui inclue les tribunaux des territoires, les Territoires du Nord-Ouest, et les territoires du Nunavut et du Yukon.
Et finalement l’article le plus important pour la minorité elle-même c’est le droit d’accéder à l’éducation dans la langue de la minorité, ça c’est l’article 23 de la Charte. Et ça c’est pour la minorité francophone hors Québec, c’est ça qui garantit le droit à l’éducation primaire et secondaire et qui veut dire qu’on a des écoles de langue française en Saskatchewan, en Alberta, dans les territoires, partout. On a le droit d’aller à l’école en français et de recevoir notre éducation primaire, secondaire en français. Inversement, les anglophones ont ce même droit au Québec, donc les Anglo-Québécois ont le droit d’accéder aux écoles primaires, secondaires dans leur langue. Et donc ensemble, ça, ce sont les droits que garantissent la Charte canadienne des droits et libertés, les articles de la Charte canadienne des droits et libertés.
Mais il y a aussi d’autres lois : la loi fédérale sur les langues officielles existe toujours, les territoires ont des lois sur les langues officielles qui garantissent des droits linguistiques à d’autres langues, par exemple les langues autochtones et les langues inuit, et aussi il y a d’autres provinces, comme l’Ontario qui a la Loi sur les services en français, l’Île-du-Prince-Édouard a une loi sur les services en français, la Nouvelle-Écosse a une loi sur les services en français. À peu près toutes les provinces ont des lois ou des politiques qui garantissent ou qui reconnaissent des droits à la minorité francophone. Donc tout ça, c’est ce qui forme l’édifice juridique des droits linguistiques au Canada, et c’est ça que moi j’étudie.
Mélanie Cantin : Merci. Selon vous, quel est présentement l’enjeu le plus important qui concerne les francophones du Canada, et pourquoi?
François Larocque : Bien, je pense qu’un enjeu qui concerne tout le monde c’est la modernisation de la Loi sur les langues officielles. Alors, la Loi sur les langues officielles a été adoptée en 1969 d’abord, et ensuite elle a été révisée à fond en 1988, mais à peu près elle n’a pas été touchée depuis 1988. Donc ça fait quand même très longtemps, trente quelques années qu’on a cette loi là et pourtant le Canada a beaucoup changé, et donc il y a lieu de moderniser cette loi-là et de l’adapter au Canada du 21e siècle.
Alors, le Canada a commencé (quand je dis le Canada, je veux dire le fédéral) a commencé des consultations nationales sur comment moderniser cette loi-là, qu’est-ce qu’elle devrait y avoir. Ensuite les différentes parties, les différentes communautés ont toutes fait des mémoires, ont témoigné au Parlement, et moi j’ai eu la chance d’intervenir à quatre reprises devant les différents comités du Parlement, au Sénat et à la Chambre des communes, qui étudient le projet de loi, et là on est à l’étude ligne par ligne du projet de loi C-13 (c’est ça le nom du projet de loi) et on espèce, j’espère, en 2023, voir l’adoption de cette nouvelle Loi sur les langues officielles. Donc ça, je pense que ça va être important.
C’est important parce que tout en reconnaissant l’égalité du français et de l’anglais, ce que je parlais tout à l’heure, on reconnaît que dans les faits, le français se trouve en position plus vulnérable que l’anglais. On reconnaît que l’anglais domine partout au Canada, mais aussi dans le monde. C’est devenu vraiment la langue internationale par excellence, et ça, c’est bien, je pense que ça facilite beaucoup le commerce international et l’interaction entre les pays, mais au sein d’un pays comme tel, lorsque l’anglais écrase une langue minoritaire ou des langues minoritaires, là ça devient plus problématique. Et c’est pour ça que c’est important d’avoir une bonne loi comme la Loi sur les langues officielles, qui reconnaît cette réalité-là, qui reconnaît que le français est en position de vulnérabilité, et ensuite qui met en place des mécanismes pour soutenir davantage cette langue-là qui est plus vulnérable.
Mélanie Cantin : Merci. Un fait qui est un peu moins bien connu au sujet de notre Constitution au Canada est que la Loi constitutionnelle de 1867 n’a jamais été officiellement adoptée en français. Pouvez-vous nous parler un peu de l’historique derrière le fait que cette loi existe seulement en anglais et pourquoi elle a pas encore été traduite?
François Larocque : C’est un fait méconnu et c’est un gros problème dans notre ordre constitutionnel. Alors, comme vous dites, la Loi constitutionnelle de 1867, qu’on appelait avant l’Acte de l’Amérique du Nord britannique a été adoptée en 1867 en anglais seulement. Et pourtant, une des conditions fondamentales de la fédération canadienne, c’était justement ce bilinguisme-là, Québec qui était représenté à l’époque par les quatre provinces fondatrices, au sein des quatre provinces fondatrices par le Québec. Mais l’idée c’était que la fédération canadienne soit bilingue, c’est-à-dire que le Parlement adopte ses lois dans les deux langues et la législature du Québec adopte ses lois dans les deux langues, et les tribunaux fédéraux et les tribunaux du Québec puissent fonctionner dans les deux langues officielles.
Donc, les droits linguistiques faisaient partie de l’entente initiale du Canada et aussi on a compris qu’au fur et à mesure que le Canada allait grandir, que les autres provinces qui s’ajouteraient auraient l’option d’exprimer ou de s’afficher comme étant bilingue elles aussi. Jusqu’à date, le Nouveau-Brunswick l’a fait, le Manitoba a aussi des obligations constitutionnelles en matière linguistique, et bref. Le Canada a grossi, les textes constitutionnels se sont accumulés, mais la grosse majorité des textes constitutionnels du Canada ont force de droit uniquement en anglais, incluant la Loi constitutionnelle de 1867.
En 1982, lorsqu’on a rapatrié la Constitution, je vous parle de ça tout à l’heure, on a compris que c’était un problème, surtout lorsque la Constitution elle-même dit que le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada. Ça serait important que la Constitution du Canada soit également bilingue, n’est-ce pas? Alors le constituant à l’époque, les rédacteurs de la Constitution en 1982 ont dit : « On va faire quelque chose. On va mandater le ministre de la justice… » (c’est à l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982) « On va mandater le ministre de la justice de faire produire une version française de tous les textes constitutionnels du Canada ». On parle quand même d’une trentaine de textes. Puis 9 d’entre eux ont force de droit présentement dans les deux langues, donc la vaste majorité des textes, 21 textes en tout, ont force de droit uniquement en anglais, dont la Loi constitutionnelle de 1867. Ils ont mandaté donc le ministre de la justice de faire produire une version française de tous ces textes-là dans les meilleurs délais, et lorsqu’ils seraient prêts, de les faire adopter selon la formule d’amendement applicable à chacun des textes.
Alors, il faut savoir que certains textes vont nécessiter l’appui fédéral, je veux dire unanime de toutes les provinces et du fédéral. Certains textes peuvent se faire unilatéralement par le fédéral ou la province concernée. Certains textes peuvent se faire par entente bilatérale entre le fédéral et les provinces. Bref, différentes formules d’amendement applicables, mais il faut adopter ces textes constitutionnels dans les deux langes, c’est la Constitution elle-même qui le commande! Et pourtant nous voici, on est en 2023, plus de 40 ans plus tard, et ce n’est toujours pas fait. La Constitution n’a toujours pas force de droit dans les deux langues officielles du pays, et c’est un problème.
Mélanie Cantin : Désolée, continuez.
François Larocque : Non, ben, je pense que c’est un bon temps d’arrêter et d’entendre votre prochaine question.
Mélanie Cantin : Quels sont les problèmes plus spécifiquement qui sont survenus ou qui pourraient survenir par le fait que cette loi constitutionnelle et les autres textes de loi dont vous nous parlez n’ont pas encore été traduits en français?
François Larocque : Il y a deux types de problèmes, et ils sont nombreux. Le plus gros problème, sur le plan pratique, c’est que, bien, au Canada, on a une expertise en interprétation des lois bilingues. On est habitué d’adopter nos lois dans les deux langues officielles, les deux versions ont autorité égales, et puis on peut résoudre des ambiguïtés dans une version de la loi en se référant à l’autre version de la loi.
Et ça c’est un outil juridique très puissant que si on est un juge ou une cour et on doit trancher un litige, on peut simplement comparer les deux versions linguistiques, et trouver un sens qui harmonise les deux versions linguistiques et résoudre les différends de cette manière-là. C’est pas possible avec la Constitution, alors c’est un problème quand on n’a pas de texte contre lequel comparer des versions qui sont parfois ambigües. Donc la version anglaise contient parfois des ambiguïtés alors avoir une version française, certainement, ça aiderait pour résoudre des problèmes d’interprétation.
Je vous donne un exemple d’un litige dans lequel moi-même j’ai été impliqué où c’était un dossier qui émanait de l’Alberta, un dossier de droit linguistique, et il fallait interpréter justement la Loi constitutionnelle de 1867 et le décret en conseil de 1870 qui a mené à l’annexion de la Terre de Rupert au Canada. Donc, lorsque la Compagnie de la Baie d’Hudson a vendu la Terre de Rupert au reste du Canada, et c’est devenu essentiellement les Territoires du Nord-Ouest, et plus tard c’est devenu l’Alberta, la Saskatchewan, et toutes les provinces qui ont été créées par la suite. Il y avait une entente qui avait été conclue avec Louis Riel et les Métis francophones que tous les droits, privilèges des Métis francophones qui étaient déjà reconnus sous la Compagnie de la Baie d’Hudson seraient continués sous le Canada. Et le Canada avait fait cet engagement-là aussi dans une adresse que le Parlement a présentée à Sa Majesté la reine en Angleterre en 1867 et une deuxième adresse en 1869 et juste avant l’annexion de ce vaste territoire-là au Canada.
Or, l’adresse elle-même a été produite dans les deux langues parce que l’art 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 commande que le Parlement fait tout dans les deux langues. Donc l’adresse à Sa Majesté, la promesse de respecter les droits des habitants de la place a été faite dans les deux langues. Alors, la version française dit « de préserver les droits » et la promesse de la version anglaise dit « to protect the legal rights ». Donc, on a l’expression « legal rights » qui est employée dans la version anglaise, et tout simplement l’expression « droits », qui est potentiellement plus englobante, n’est-ce pas, comme expression. Le problème : donc, le Parlement produit ces deux annexes-là, et elles sont jointes en annexe au décret en conseil qui fait la fusion de la Terre de Rupert au Canada. Sauf que le décret a été pris en anglais seulement, donc seulement la version anglaise a reçu l’effet constitutionnel et donc a été annexée à la Constitution. Donc c’est seulement l’expression « legal rights » qui a été constitutionnalisée. L’expression « droits » qui a été employée dans l’annexe dans la version française de l’adresse du Parlement, elle a lettre morte. Elle a du sens chez nous, mais sur le plan constitutionnel, elle a pas le même poids que la version anglaise.
Donc ça, c’est un problème. On a un texte qui, potentiellement, garantit beaucoup plus de droits aux citoyens de tout le territoire de la Terre de Rupert, qui est devenu la Saskatchewan, le Manitoba, l’Alberta, les Territoires du Nord-Ouest, le Nunavut, bref tout ce qui était à l’ouest de l’Ontario, essentiellement. Il y a potentiellement des droits qui ne sont pas reconnus en raison de ce problème de version linguistique là. Et donc ça, c’était un des débats à résoudre dans l’affaire Caron, et parce que la version française n’avait pas force de droit, on a pas pu en tenir compte. La cour a dit « ah, de toute façon on serait arrivé au même résultat si on avait accès aux deux versions », mais c’est pas ça qui est arrivé. La cour a finalement privilégié une interprétation beaucoup plus restrictive, plus proche du sens anglais « legal rights » que le terme « droits ». Donc ça c’est un exemple très concret, très spécifique, peut-être trop spécifique pour la question que vous m’avez posée, mais voilà un exemple comment c’est important d’avoir des textes constitutionnels à jour dans les deux langues.
Il y a un autre type de problème avec le fait d’avoir une constitution qui est censée être bilingue en droit, mais qui dans les faits ne l’est pas. C’est un problème symbolique. C’est un problème de représentativité collective. Une grosse tranche de la population du Canada, qu’on appelle souvent une des puissances fondatrices, un des peuples fondateurs, la francophonie canadienne, qui se fait promettre des choses, mais qui dans les faits, on ne livre pas sur la promesse. Donc sur le plan symbolique, sur le plan du respect entre les deux communautés linguistiques officielles du Canada, c’est très problématique. Alors, il faut résoudre ce problème-là, les constituants en 1982 ont prévu de le résoudre avec l’article 55, de faire adopter les deux versions des textes constitutionnels.
Malheureusement on n’a simplement pas donné suite, il n’y a pas eu de suivi politique à cet engagement constitutionnel impératif là. Et c’est écrit, on ne peut pas plus clairement… ceci doit être fait. C’est pas « ceci peut être fait lorsque le ministre voudra bien le faire », c’est « dans les meilleurs délais, ceci sera fait. » Et c’est donc un ordre constitutionnel qui est simplement ignoré depuis plus de 40 ans et c’est très problématique. Pour tenter de faire avancer la conversation nationale là-dessus, le sénateur Serge Joyal et moi avons déposé à la Cour supérieure du Québec une requête demandant à la cour d’ordonner le gouvernement du Canada, le gouvernement du Québec, et éventuellement les autres gouvernements provinciaux, de respecter l’article 55 et de donner suite à l’engagement constitutionnel qui a été pris en 1982 pour qu’on puisse finir une fois pour toutes avec le rapatriement de la Constitution du Canada, parce que tant que la Constitution n’est pas intégralement bilingue, notre Constitution n’est pas entièrement canadienne, à mon avis.
Mélanie Cantin : Merci, je pense que plusieurs personnes comprennent le problème symbolique, mais votre exemple aide vraiment à concrétiser comment ça peut devenir un vrai problème juridique.
François Larocque : Justement, pensons à un autre exemple plus concret. Un autre litige, l’affaire Comeau, qui portait sur l’importation citoyenne de l’alcool entre provinces. Donc c’était le monsieur du Nouveau-Brunswick qui est venu avec de la bière au Québec, bref, la GRC l’a intercepté. Ça tournait autour de l’interprétation d’un article de la Constitution, l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. Et encore malheureusement, seulement la version anglaise avait force de loi, alors est-ce que l’analyse de la cour aurait été différente si elle avait eu accès aux deux versions? C’est ce genre de problèmes là qui surviennent. Alors, on a la chance d’avoir la possibilité d’une interprétation plus riche avec les deux versions linguistiques, et malheureusement on se prive de ces avantages-là.
Mélanie Cantin : Vous aviez mentionné une requête que vous avez déposée à la Cour supérieure du Québec. Quel est le statut de cet effort-là pour terminer le rapatriement de la Constitution, et connaissez-vous d’autres efforts qu’il y a présentement à travers le Canada pour essayer de changer le fait que la Constitution n’est pas entièrement traduite?
François Larocque : Bien, un de nos objectifs évidemment c’était d’apporter cette question-là à l’attention nationale, de rappeler les gens que ceci n’est toujours pas fait et qu’on ignore tout simplement, il y a un aveuglement volontaire collectif autour de l’article 55. Et lorsque j’en parle avec des juges, des juges de cour d’appel, des juges des cours supérieures, même des juges de la Cour suprême, ils sont encore étonnés d’apprendre que ce n’est toujours pas fait. Ils sont soit pas au courant de l’article 55 ou au contraire, ils sont au courant, mais ils croyaient que c’était déjà fini, que la Constitution avait force de loi dans les deux langues. Parce que si on va sur CanLII ou sur des engins de recherche juridique, on peut trouver des versions françaises de tous nos textes constitutionnels, mais il y a une grosse bannière en haut qui dit « Attention, la version française n’a pas force de droit ». C’est une version officieuse qui existe, et plein de gens ne lisent pas cette bannière et lisent la Constitution comme si elle avait force de droit en français, mais elle n’a pas force de droit et elle n’a pas été adoptée conformément à la procédure prescrite par la Constitution elle-même.
Bref, donc notre but c’était de faire connaître ce problème-là et de ramener ça à l’attention nationale, on a fait une conférence, moi et ma collègue Linda Cardinal on a publié un livre là-dessus en 2017 aux Presses de l’université de Laval, on a fait un colloque ici à l’université d’Ottawa, et on donne des présentations régulièrement aux journalistes sur la question, et même récemment au Sénat, les sénateurs maintenant ont pris connaissance du problème et il y a eu une motion qui a été adoptée en 2022 au Sénat pour demander au gouvernement du Canada de faire un compte rendu au Sénat, périodique, sur le progrès qu’ils font pour mettre en œuvre l’article 55.
Donc déjà, ça, c’est un progrès, le fait que le Parlement est saisi de la question et que les tribunaux sont maintenant saisis de la question. Le problème c’est le gouvernement. Il faut que le gouvernement bouge, les gouvernements, fédéral et provinciaux. Ils doivent bouger sur la question et arrêter de faire l’autruche avec la question puis de finalement respecter l’article 55.
Où est-ce qu’on en est? Ben on a déposé la requête en 2019. Là il y a eu une pandémie ce qui fait que ça a retardé beaucoup les procédures, mais je crois comprendre de mes avocats que on est à l’étape de rassembler toute la preuve documentaire pour justement expliquer les raisons pour lesquelles on n’a pas encore mené à terme le projet de l’article 55. Donc on est à l’étape de finaliser la preuve, les gouvernements et nous ont fait la divulgation mutuelle de la preuve documentaire que nous avons pour mettre tout ça devant la cour. Donc, ça avance, très lentement, mais ça avance.
Mélanie Cantin : Donc vous avez un peu répondu à cette question déjà, mais croyez-vous que les gouvernements fédéraux et provinciaux font assez pour assurer l’épanouissement de la langue française et des francophones au Canada et sinon, quels sont les domaines problématiques?
François Larocque : La réponse est non, ils ne font pas assez, à mon sens et peut-être que je vais toujours être plus exigeant puis toujours demander qu’on en fasse davantage, et faut reconnaître que, disons, depuis 1960, depuis l’adoption de la première Loi sur les langues officielles, il y a eu un progrès. La fonction publique fédérale est plus bilingue qu’elle l’était 50 ans passés, absolument. Maintenant qu’on a un droit constitutionnel à l’école dans la langue de la minorité dans toutes les provinces et territoires du Canada, c’est un progrès indéniable. Il existe une quarantaine de conseils scolaires francophones à l’échelle du pays hors Québec, c’est fantastique. Des centaines de mille d’enfants qui, ce matin, au moment où on se parle, vont à l’école en français à l’extérieur du Québec, c’est un progrès indéniable.
Cela étant dit, la Constitution demeure encore largement unilingue, les provinces résistent toujours de bien financer les écoles de langue française hors Québec, et on est toujours rendus devant les tribunaux pour avoir des ordonnances pour contraindre les gouvernements de traiter les écoles de langue française de manière égale et d’assurer une expérience d’apprentissage équivalente aux étudiants de langue française partout au Canada.
Et on voit encore durant la pandémie on a vu que, par exemple, que le français et l’anglais n’étaient pas traités de la même manière. On oubliait de faire des communiqués de presse en français. Lorsqu’il fallait rentrer du désinfectant pour les mains, du Purell et tout ça, Santé Canada a suspendu toutes nos règles en matière d’affichage, d’étiquetage bilingue pour qu’on puisse importer de manière urgente des produits nettoyants, désinfectants, mais tous étiquetés en anglais seulement. Et ça, c’est non seulement contraire à nos lois en matière de langues officielles et d’étiquetage et de mise en marché des produits, c’est aussi un danger public pour les canadiens d’expression française qui ne peuvent pas lire l’anglais et qui doivent se fier sur des modes d’emploi écrits en anglais. On voit qu’il y a encore un traitement inégal des deux langues officielles, et c’est franchement un problème qui perturbe. Il y a du progrès depuis 50 ans, mais on est encore loin de la coupe aux lèvres.
Mélanie Cantin : Quel genre d’améliorations est-ce que vous voudriez voir pour régler ces problèmes-là au Canada?
François Larocque : À la base, c’est une question de respect puis de reconnaissance que c’est un enjeu important pour les communautés qui sont minoritaires qui cherchent à pouvoir se maintenir et à s’épanouir dans leurs langues. Il faut que les gouvernements provinciaux qui, eux sont en charge de l’éducation, de la santé, et plein de services qui touchent la vie des canadiens et canadiennes au jour le jour, qu’ils reconnaissent qu’ils ont une part à jouer et qu’ils le prennent sérieusement, ces obligations-là.
On a, au Nouveau-Brunswick, en ce moment, un gouvernement qui menaçait tout récemment de mettre fin à l’immersion française et qui retarde toujours de moderniser sa loi sur les langues officielles. Rappelons que le Nouveau-Brunswick c’est la seule province qui est intégralement, officiellement bilingue au Canada, c’est-à-dire la législature, les tribunaux, et le gouvernement ont des obligations linguistiques constitutionnelles où le français et l’anglais sont censés être égales, mais qui bafouent quotidiennement les droits des francophones au Nouveau-Brunswick. Alors ça demeure une lutte quotidienne pour les gens de la minorité francophone qui demandent d’être reconnus et respectés par leur gouvernement. Ça prend donc des gouvernements qui sont sensibles à cette réalité-là et qui en font une priorité.
Mélanie Cantin : Si vous aviez à recommander un ou quelques arrêt(s) de la Cour suprême du Canada si quelqu’un voulait s’informer au sujet des droits des minorités linguistiques au Canada telles que les francophones à l’extérieur du Québec, quel(s) arrêt(s) recommanderiez-vous?
François Larocque : Ah, mon Dieu. Il y en a tellement. Mon top trois ce matin qui me vient comme ça sur la question de l’importance des droits linguistiques dans l’ordre canadien, je dirais le Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba, je pense c’est un jugement de la Cour très, très important qui porte sur la question très spécifique du Manitoba, mais qui quand même énonce des principes qui sont pertinents à l’échelle du pays. Et j’ajouterais dans la même catégorie, le Renvoi sur la sécession du Québec, qui reconnaît les principes constitutionnels non écrits, donc les prémisses non exprimées de notre ordre constitutionnel, qui incluent la protection des minorités. Le Canada existe, entre autres, pour protéger les minorités qui composent ce pays-ci et c’est une des raisons d’être de notre pays, donc c’est dans le Renvoi sur la sécession du Québec que la Cour a rappelé ça.
J’ajouterais l’arrêt Beaulac, une décision de la Cour suprême du Canada en 1999 qui reconnaît que quand il vient le temps d’interpréter les droits linguistiques, faut toujours les interpréter de la manière la plus large et libérale possible, c’est-à-dire de la manière la plus téléologique, c’est-à-dire fondée sur l’objet des droits linguistiques qui est d’assurer le maintien et l’épanouissement des communautés minoritaires. C’est pour ça qu’on a codifié tous ces droits linguistiques là dans la Constitution du Canada, c’est pour assurer la sécurité linguistique des communautés de langues officielles minoritaires.
Et finalement, le dernier arrêt que je recommanderais pour bien comprendre l’article 23 de la Charte, donc ce droit constitutionnel à l’éducation dans la langue de la minorité, je recommande chaleureusement l’arrêt Conseil scolaire francophone de la C-B, un arrêt de 2020 de la Cour suprême, assez récent, qui fait une bonne synthèse de 30 ans de jurisprudence et qui rappelle l’importance cruciale de ce droit-là, parce que c’est par l’éducation que la francophonie peut se transmettre de manière intergénérationnelle. Et donc c’est en s’assurant que ces écoles-là soient bien financées et que l’expérience d’apprentissage des francophones hors Québec soit égale à celle des enfants de la majorité qu’on peut assurer, je pense, que la francophonie va être là pour des générations et des générations à venir au pays.
Mélanie Cantin : Merci beaucoup, et merci de toute cette information que vous nous avez donnée aujourd’hui, ça aide vraiment à nous expliquer ce domaine de droit qui est un peu moins connu au Canada, donc merci beaucoup.
François Larocque : Ça me fait grand plaisir.